Bifurqueurs de l'info

✍️ Infolettre mensuelle d'un jeune journaliste qui tente de participer à la bifurcation de l’info et des médias. Des témoignages et des réflexions sur le travail journalistique pour agir.

image_author_Hugo_Coignard
Par Hugo Coignard
10 janv. · 6 mn à lire
Partager cet article :

Ma bifurcation dans le journalisme (ou comment j’ai failli devenir analyste en cybersécurité)

Pour cette première newsletter, je vous parle un petit peu de moi à travers le récit de ma bifurcation qui a motivé la création de cette newsletter.

Photo de Tom Parsons sur UnsplashPhoto de Tom Parsons sur Unsplash

Il y a ce jour où vous regardez le tréfonds de votre écran d’ordinateur. Les secondes défilent. La mise en veille se déclenche, et tout s’éteint. C’est le noir complet. Vous contemplez votre reflet dans votre écran, et soudain vous êtes pris d’un vertige : votre travail n’a aucun sens.

Il y a aussi ce jour où vous levez les yeux de votre bureau pour observer vos collègues autour de vous. Vous connaissez leurs qualités, leurs aspirations, leurs pulsions de vie. Vous vous rasseyez, et vous dites : « Quel gâchis ! » Ils veulent bien faire leur travail, se sentir utile à la société, et les voilà enchainés à un emploi insensé.

Vous comprenez que vous ne pouvez pas continuer de la sorte. Vous prenez conscience qu’il faut agir. Vous saisissez que l’avenir qu’on vous a vendu vous mène droit dans le mur. Il y a ces jours qui - on le comprend a posteriori - ont compté.

J’ai bien failli devenir analyste en cybersécurité, enquêteur OSINT (open source intelligence) pour une société privée ou encore rédacteur de comptes-rendus de réunions CSE d’entreprises. Et ce, quatre mois seulement après ma sortie d’école de journalisme. Au chômage à l’automne dernier, je passais des entretiens d’embauche essentiellement en dehors des médias, sans pour autant abandonner l’idée d’être journaliste.

Jusqu’alors, je n’avais jamais imaginé emprunter cette voie à la fin de mes études. Longtemps, j’ai pensé mettre le pied dans une entreprise, m’y installer et pourquoi pas décrocher un CDI. C’était le plan prévu. Parce que convenu. Parce qu’à ma portée. Parce que privilégié. Tout était tracé, alors pourquoi bifurquer ?

🌪️  La grande désillusion

Deux ans d’études en master et trois ans d’expériences en rédaction sont venus chambouler le plan initial. En contrat d’apprentissage, je m’étais auto-placardisé. À l’école, je rasais les murs. Il y a tout juste un an, j’ai exprimé à mon jury de fin d’études de Sciences Po Paris le pourquoi du comment : ma grande désillusion pour le métier que j’ai appris à aimer depuis l’âge de 10 ans.

Je leur ai dit le fossé vécu par beaucoup de jeunes de mon âge, entre les valeurs charriées par le journalisme et sa réalité : des promesses démocratiques bafouées par des impératifs économiques, des médias pas à la hauteur face au dérèglement climatique, qui "mal-informent", des emplois précaires d’exécutants, du travail dépossédant, robotisant, absurde. Bref, le non-sens d’un « métier-passion », à l’instar des jeunes étudiants et internes de médecine qui claquent les portes de l’hôpital public. Le dégoût parfois.

Alors, que faire ? Déserter ? Je parle de chez les privilégiés : mon identité de genre, ma couleur de peau, mon prénom, mon capital culturel, le capital économique de mes parents. Mon diplôme de Sciences Po en poche, j’aurais pu me reconvertir sans trop de difficultés, et laisser ceux qui n’ont pas cette chance se débrouiller.

En fait, la question ne s’est pas posée. Car j’ai toujours cru au journalisme, à l’idéal qu’il représente en démocratie. Ce que j’exècre, ce que je ne supporte plus, c’est sa réalité. C’est parce que je veux croire qu’un changement est possible que je n’ai pas déserté.

Aussi, parce que j’ai vu les mêmes rêves fanés chez tellement de camarades, je n’aurais pas accepté de fuir. Surtout, parce que nous méritons d’être mieux informés dans un monde où sept des huit limites planétaires ont déjà été franchies.

Pour ne pas abandonner, comme de jeunes confrères éreintés qui quittent le journalisme après une ou deux années seulement dans les médias, je me suis fait une promesse : celle de ne plus me trahir, et ce faisant, de mettre mes valeurs au-dessus de tout. D’en faire une condition sine qua non à chaque action.

Quitte à refuser des emplois dans un secteur professionnel en tension. Quitte à m’interdire de bosser pour certains médias. À l’automne, un rédacteur en chef m’a présenté sa carte pour bosser dans son média web aux conditions de travail déplorables. J’ai dit non merci.

✋  Dire non

Bifurquer, c’est dire non. C’est refuser les fausses évidences. C’est ne pas écouter les gens (souvent plus âgés que vous) qui vous balancent des « c’est comme ça… » avec un gros soupir, qui tout en cherchant à vous faire accepter cette réalité que vous refusez, trahissent leur propre déception d’une profession et d’un monde qui marche sur la tête. 

Dire non, c’est ne plus sacrifier ses idéaux au nom du pragmatisme ou du relativisme. C’est ne pas s’accoutumer des petits pas, des « c’est mieux que rien », « il y a pire », « il faut faire avec » ou « ça a toujours été comme ça ».

La fatalité exclut les jugements de valeur. Elle les remplace par un « C’est ainsi »

écrivait Albert Camus dans L’Homme révolté (1951). Un « C’est ainsi » comme injonction à se trahir et à oublier ses valeurs pour embrasser la réalité de ce métier dans ce qu’elle a de plus honteuse. Du haut de ses 24 piges, il faut savoir dire non.

En juin 2022, lorsque j’ai choisi de prendre la déviation au chemin balisé, j’ai retrouvé une liberté. Et ça m’a fait un bien fou ! Si fou, qu’on a pu me considérer parfois de la sorte, autant que d’autres ont salué mon courage.

Je sais l’incompréhension que ma bifurcation a engendré. Mon jury de rattrapage à Sciences Po me l’a reproché, estimant que je jetais

un voile de doute sur la fermeté de [ma] vocation

en ne suivant pas la voie royale que m’offrait l’école. Pourtant, je n’ai jamais imaginé rompre avec le journalisme, bien au contraire ! Je comptais seulement faire mon métier autrement, pour ne pas m’en dégoûter.

Mon pari était celui-ci : trouver un autre taf que journaliste, mieux rémunéré, et suffisamment intéressant pour ne pas renâcler les lundis matin. Puis, négocier au possible une semaine de quatre jours de travail pour consacrer la cinquième journée à mon travail journalistique. L’idée était de me libérer de la précarité économique pour ne plus subir un travail, mais le choisir.

Pour autant, je n’étais pas naïf. Il ne suffit pas de dire non à la précarité pour ne pas la subir. Voilà une limite à mes privilèges : je peux être blanc et avoir des salaires pourris. Mais il fallait essayer !

 🎓  Bac + 5 : case chômage

Capture d'écran du mail envoyé par Pôle Emploi après mon inscription.Capture d'écran du mail envoyé par Pôle Emploi après mon inscription.

Un sentiment étrange - pourtant connu des demandeurs d’emplois - s’est emparé de moi lorsque j’ai dû pointer pour la première fois dans une agence Pôle Emploi durant l’été 2022. Je me souviens pousser la porte, et la honte m’envahir. J’ai un bac +5. Les gens autour de moi ont de vraies raisons d’être au chômage, me suis-je dit, et pas moi. Je ne suis pas légitime à être chômeur. Je n’ai rien à faire ici.

D’une même pierre deux coups, j’ai dit adieu à mon 12m2 parisien. J’ai choisi Lyon comme nouveau port d’attache en octobre dernier. « Mais tu y vas pour le travail ? », me demandait-on, interloqué. Non, mais il paraît que la ville est sympa ! J’avais juste envie de quitter le rythme harassant d’une capitale. Rien ne m’attendait dans cette ville, hormis une page blanche.

Deux mois durant, j’ai épluché les offres d’emplois sur le web. C’était mon CV qu’il fallait retravailler en fonction des postes visés : « analyste OSINT », « chargé de veille » ou encore « rédacteur ». Objectif n°1 : trouver un emploi en dehors des médias. Puis, et ensuite seulement, proposer des idées d’articles, enquêtes et reportages à des journaux, en tant que journaliste indépendant rémunéré à la pige.

À ce stade, il était hors de question de me renier. Impossible d’élargir mes recherches à d’autres médias d’informations qui diffusent pourtant bien des offres d’emplois, mais dont je ne partageais plus les valeurs. Sans doute aurais-je eu plus de chances de me faire embaucher dans ces médias que dans des sociétés de cybersécurité. Mais non, mon choix était un aller sans retour.

Je m’étais autorisé à chercher du côté de la presse indépendante, portée par l’information de qualité, celle pour laquelle je projetais de travailler une journée par semaine. Mais qui dit petit média, dit petits moyens et petites équipes. Peu de postes étaient à pourvoir, ou alors des alternances. Un poste de « chargé de communication » pour le site d’investigation local Mediacités a bien retenu mon attention. Promouvoir un travail d’investigation, ça faisait sens. J’ai essayé. Ça n’a pas fonctionné.

🍺  Job d’été en plein hiver

Au fil des semaines, le solde de mon compte en banque comportait de moins en moins de chiffres. Dans les rayons du supermarché, je voyais rouge sur les étiquettes pour la première fois. Non, je ne peux plus m’offrir le gros pot de mousse au chocolat comme jadis. Un fromage blanc fera très bien l’affaire. Je ne peux pas m’en plaindre, me répétais-je, car ce chômage, je l’ai un peu choisi.

L’hiver arrivant, j’ai dû me rendre à l’évidence. Malgré les entretiens d’embauche, je n’avais toujours pas trouvé de job. Une société de cybersécurité voulait bien de moi, mais en présentiel à Paris. Une entreprise privée d’intelligence économique semblait intéressée par mon profil, mais quel conflit d’intérêt que celui d’enquêter sur les gilets jaunes pour la gendarmerie nationale un jour, et d’écrire une enquête journalistique sur les violences policières le lendemain ! Les refus s’accumulaient, et il me fallait impérativement travailler en décembre pour payer mon loyer de janvier. Une distribution de CV à la volée dans des bars, et quelques jours plus tard je signais mon CDD de serveur : le retour du job d’été un mois de décembre.

Passer les plats et servir des pintes au quotidien, lorsque ce n’est pas son métier de formation, ça fait cogiter. Ce bar de quartier était néanmoins un bon poste d’observation. On parle fort de la vie et des choses. À la table 8, j’entendais dire que l’on recrute partout mais que les jeunes ne veulent pas bosser. À la table 2, on se demandait bien pourquoi ces vingtenaires restent aussi peu de temps en place dans les entreprises. Et moi, je me demandais bien ce que je fichais à courir pour servir des pizzas à des footeux qui voulaient tous manger à 21h pour regarder leur match du mondial au Qatar depuis leur canapé.

Il a fallu l’avouer : mon pari de trouver un emploi en dehors des médias pour me consacrer une journée par semaine au journalisme a été un échec. Et peu à peu, je me suis résolu à inverser les priorités.

💫  Être heureux au travail

 Je me suis mis en quête d’idées d’enquêtes à proposer à des médias. Pour autant, il était toujours hors de question d’aller proposer ma force de travail à tout le monde, tout-azimut, sans distinction. J’ai fait le choix de ne travailler quasi exclusivement que pour des médias indépendants, dans leur gouvernance et leurs choix éditoriaux.

J’avais gardé le contact de Mediacités, à qui j’ai proposé ma toute première enquête sur un promoteur immobilier. Banco ! D’autres articles ont suivi. C’était le début d’une collaboration, et d’une vie de journaliste indépendant.

Ma première enquête pour le site local d'investigation Mediacités.Ma première enquête pour le site local d'investigation Mediacités.

Parallèlement, j’ai identifié une faiblesse chez la presse indépendante. Les réseaux sociaux, ce n’est pas toujours leur fort. Ça tombe bien, c’est mon domaine ! Je leur ai proposé de les aider à faire connaître leur précieux travail. Le média d’investigation Disclose m’a demandé une vidéo pour mettre en valeur une de leurs enquêtes. Puis, petit à petit, les commandes se sont enchaînées.

Le média suisse Heidi News m’a proposé une importante collaboration. De quoi remplir un frigo bien trop vide. J’ai craqué pour 100 balles de courses à la réception de ma paie. Le ticket de caisse est épinglé sur la porte de mon réfrigérateur. Mon emploi du temps s’est rempli à la même vitesse que mon congélo. Trois mois plus tard, voilà que je me retrouvais déjà à refuser des collaborations.

Le constat est là : jamais je n’ai été aussi épanoui au travail qu’aujourd’hui. Pour la première fois, j’ai l’impression de ne pas travailler. Ou plutôt de ne pas vivre le travail comme une fatalité, mais comme un plaisir. Je suis heureux et fier d’apporter ma pierre à l’édification d’une presse qui cultive l’indépendance et l’information de qualité.

Heureusement qu’il existe encore des gens comme vous

m’a récemment confié une source, à la suite de mes enquêtes pour Mediacités. Jamais je n’avais reçu autant de remerciements pour avoir tout simplement fait mon travail.

↪️  Bifurquez

Un an après ma bifurcation, tout m’amène à penser que je suis beaucoup plus utile là où je suis aujourd’hui qu’il y a un an. Je bosse pour des médias avec des convictions, qui se retroussent les manches pour mieux traiter le dérèglement climatique et ses conséquences.

Dans un entretien au Monde le mois dernier, la miltiante pour le climat Camille Etienne incitait ceux qui ont le privilège de pouvoir bifurquer à médiatiser leur trajectoire. Si j’écris ces lignes et que j’inaugure cette newsletter aujourd’hui, c’est dans la continuité de cet appel.

Bifurquer n’est pas donné à tout le monde. Mais aux gens comme moi, aux hommes blancs diplômés, nous avons les moyens de faire ce choix. Je sais que beaucoup y penser sans encore oser faire le premier pas. J’espère que mon récit, et ceux qui se succèderont dans cette newsletter, aideront certaines et certains jeunes (et moins jeunes) journalistes à trouver les clés pour oser bifurquer - chacune et chaun à sa manière.

Je souhaite qu’ensemble nous incarnions un changement de paradigme dans les médias et le traitement de l’information en France. À qui le tour ?


À propos de ma newsletter…

📩 Cette infolettre raconte les initiatives de celles et ceux qui tentent de faire bifurquer les médias dans leur traitement de l’information et les conditions de travail. Une fois par mois, vous y retrouverez mes réflexions sur le sens (ou non-sens) du travail journalistique, la fabrique de l’info et mon actualité.

✍️ N’hésitez pas à m’écrire pour prolonger les débats ou échanger : contact@hugocoignard.com


☀️ Un peu de repos cet été, donc pas de newsletter a priori. D’ici-là, portez-vous bien !

Hugo