Bifurqueurs de l'info

✍️ Infolettre mensuelle d'un jeune journaliste qui tente de participer à la bifurcation de l’info et des médias. Des témoignages et des réflexions sur le travail journalistique pour agir.

image_author_Hugo_Coignard
Par Hugo Coignard
4 déc. · 7 mn à lire
Partager cet article :

Sois jeune journaliste et lève-toi

Une newsletter particulière en forme de lettre ouverte à ma génération. Plus d'une centaine d'entretiens avec de jeunes journalistes ces dernières années m'ont fait prendre conscience à quel point le malaise et la désillusion pour le métier sont profonds... et sourds. Un appel au sursaut contre la désertion de la profession.

Qui parmi vous n’a pas connu ce moment ? Achevant votre trop longue journée de travail, hagard, vous portez votre lourde tête entre vos mains. Tout se fige. Vous dissonez. Sortant de votre torpeur, vous vous rendez compte que la note sonne fausse. Vous êtes jeune. Vous avez l’avenir devant vous. Et vous voilà déjà désenchanté.

Venus à une profession pour être utile à la société, vous constatez chaque jour votre inutilité. Vous réalisez le non-sens de votre "métier-passion". C’est une désagréable surprise pour de jeunes profs éreintés par une charge de travail mettant à mal leurs capacités d’enseignement. C’est un coup de massue pour de jeunes soignants épuisés de courir dans les couloirs des hôpitaux pour prodiguer des soins insuffisants. Et vous, jeunes journalistes, n’êtes pas épargné par cette claque venue tout droit du réel.

Vous fracasser le crâne contre cette réalité engendre chez vous une sourde souffrance. Au travail, vous dissimulez votre tempête intérieure sous des rictus. Parfois, vous êtes trahis par un bref emportement, un souffle insistant ou des larmes qui n’attendent qu’à sortir. Sept ans après l’acquisition de votre première de carte de presse, vous êtes plus d’un sur trois à avoir déjà raccroché[1] : la grande désertion du journalisme est amorcée.

« Le journalisme, c’est du business. C’est con, j’ai été naïve longtemps »

Deux ans durant, pour des besoins d’enquêtes, j’ai rencontré une centaine d’entre vous pour comprendre cette déception qui affecte une grande partie de notre jeune génération de journalistes. À l’évocation du présent, vos voix sont amères. À l’évocation de l’avenir, vos regards sont fuyants. Vous admettez avoir perdu vos illusions, comme Lucien de Rubempré avant vous dans le roman de Balzac. Comme cette jeune consœur du quotidien Le Parisien : « Le journalisme, c’est du business. C’est con, j’ai été naïve longtemps ». Comme moi, il y a un an, en disant ma « grande désillusion » à mon jury de fin d’études de l’école de journalisme de Sciences Po.

Vous avez cru aux lettres de noblesse d’un journalisme au service du droit de savoir du citoyen. De grands mots pour dire des choses simples : aider les gens à comprendre le monde. Mais le leurre est sous vos yeux ! Au quotidien, dans les médias qui vous emploient, vous voyez régulièrement cet idéal démocratique piétiné, écrasé, bafoué. Vous vouliez raconter l’humanité dans sa complexité ou enquêter en profondeur sur les turpitudes de notre monde. Hélas, trop souvent, le voile se déchire.

« Robots de l’info »

Vous voilà pressés par le temps, celui imposé par des médias courant derrière les chaînes d’infos et les réseaux sociaux. Vous aimeriez avoir ce temps pour comprendre l’information et la restituer dans sa nuance. Vous constatez que cette durée nécessaire à une information de qualité est l’exception. La règle, c’est de produire vite. Non, plus vite ! Alors, dans la hâte, vous produisez mal. Vous informez mal. Vous le savez, vous le dites, jusqu’au dégoût. « Je faisais de la merde », m’a lâché un jeune journaliste passé par le JT de France 2. Je ne compte plus combien d’entre vous m’ont confié ne pas avoir le temps de vérifier les informations que vous publiez. Produire toujours plus, toujours plus vite, toujours plus mal. Voilà le mantra du journalisme au 21e siècle !

J’ai lu dans vos yeux tant d’aspirations aspirées par ce temps évaporé. Tant de rêves écornés, abîmés, brisés. Vous vouliez raconter, témoigner, enquêter, chercher, défricher, révéler. Vous voilà condamnés à éditer, copier, recopier, pomper l’information chez les médias concurrents et les réseaux sociaux plutôt que la penser. Vous régurgitez des dépêches AFP plutôt que de chercher vos propres infos. Vous courrez dans la rue pour poser des questions à des gens qui ne connaissent pas les réponses. Vous êtes des presse-boutons de caméra, des teneurs de micro, des copieurs-colleurs de bouts de phrases glanés sur internet. À contrecœur, vous vous arrangez avec la déontologie, et vous êtes frustrés de travailler de la sorte.

Vous dites être devenu un « robot », une « machine » ou un « ouvrier » de l’info. D’ailleurs, vous n’êtes plus quelqu’un. Vous êtes un numéro sur un bulletin de paie. Vos supérieurs ne connaissent pas votre prénom. Ils ne font même plus l’effort de le retenir. S’il est à consonance étrangère, vous êtes foutu. Après tout, peu importe non ? Vous êtes programmé pour faire le même travail, que vous vous appeliez Agathe ou Walid.

Vous vous consolez : « Cela fait une expérience à ajouter sur le CV ». Oui, celle de la précarité.

Vous êtes remplaçable, et vous le savez très bien. Alors, vous tentez de doubler vos petits camarades en vous donnant à fond, en hypothéquant votre santé mentale et votre vie social pour décrocher un CDDU de quelques mois, comme chez France TV Slash. Pourtant, arrivée hier, vous êtes remercié le lendemain. Vos contrats courts mal rémunérés et vos stages payés gratos d’un mois et vingt-neuf jours ont été rentables. Pour le média qui vous a employé. Pas pour vous. Mais vous vous consolez : « Cela fait une expérience à ajouter sur le CV ». Oui, celle de la précarité.

Un mot que ne comprennent pas toujours vos aïeux rédacteurs en chef. « Je suis passé par là moi aussi », vous répond ce supérieur hiérarchique arrivé dans la presse il y a trente ans avec sa simple licence en poche quand vous, muni d’un bac +5, vous peinez à obtenir des réponses à vos mails de candidature que vous avez envoyé en quinze exemplaires, noyé dans le désespoir, si ce n’est parfois dans l’alcool pour oublier. Je n’exagère rien. Je n’invente rien. Ce sont vos maux.

Un chiffre : 66% sont précaires parmi les journalistes de 30 ans et moins, constate le sociologue Jean-Marie Charon, qui ajoute que vous expérimentez « des conditions et des organisations de travail que [vos] aînés n’ont pas eu à connaître »[2].

Journalisme « sans réflexion »

Avalés par des médias en manque de moyens, vous êtes essorés. Puis recrachés, car épuisés. Vous n’êtes plus aussi productif qu’à votre arrivée. Vous êtes faible, donc remplacé. Tout cassé, c’est à peine si vous êtes remercié. Pourtant, certains confrères – toujours plus âgés que vous – ne comprennent pas votre apathie rampante pour l’emploi que vous occupez. Ils ont le sentiment du travail bien fait quand vous avez celui du travail bâclé. Ils prétendent exercer le "plus beau métier du monde" quand vous, témoin direct de la dégradation de la qualité de l’information, fustigez un journalisme « sans réflexion », uniforme, mal pensée, mal fichu. En un mot : médiocre.

« Je trouvais presque ça normal de me faire insulter. »

Vous citez en exemple les gilets jaunes. En reportage, vous avez vu des citoyens violents et des policiers violents. Cette deuxième partie des faits que vous avez rapportés, nombre de vos rédacteurs en chef y étaient sourds, répondant parfois par le mépris. Entendu dans une rédaction télé : « Vous n’avez pas assez d’expérience. Nous, on sait comment ça se passe dans les manifs. »

Vous m’avez raconté ce fossé entre l’information recueillie sur le terrain et celle restituée par votre média, déformée, balafrée, amputée d’une partie de sa réalité, et à l’époque celle des violences policières. Cette malinformation[3] – qui est à l’industrie médiatique ce qu’est la malbouffe à l’industrie agroalimentaire – vous l’avez mal vécu. Jusqu’à comprendre la défiance, et parfois même la haine de gilets jaunes à votre égard : « je trouvais presque ça normal de me faire insulter ».

Comment ça ? Les citoyens n’ont plus confiance dans les médias ? Le Président de la République a convoqué début octobre 2023 des États généraux de l’information. Priorité n°1 : « S’assurer que les plateformes mettent en place des dispositifs structurels pour la fiabilité et l’information ». Traduisez : que les réseaux sociaux se bougent pour lutter contre les fausses informations. L’info n’est pas fiable ? Le coupable est tout trouvé : les réseaux sociaux. Oui, et les médias ? « Ah mais quand on est journaliste, je vous promets qu’on se remet tous les jours en question », jurent la main sur le cœur des briscards du journalisme lors d’une énième table ronde sur le thème "Comment rétablir la confiance ?" Quelqu’un a-t-il déjà pensé à leur offrir un miroir à installer dans leurs rédactions pour les sortir du déni ? Ne pas s’y regarder évite à la corporation de se remettre en question sur sa propre fabrique de l’information. L’information de qualité se meure, et ils regardent ailleurs.

Alors que chez vous, le questionnement est omniprésent. Des questions, ah ça oui, vous vous en posez ! “Suis-je trop faible si je n’arrive pas à bosser sept jours sans coupure ? Suis-je légitime à demander d’être payé un peu plus que le SMIC ? Suis-je responsable des remarques acerbes de mon chef à mon égard ? Suis-je trop idéaliste à vouloir raconter l’actualité autrement ? Suis-je vraiment fait.e pour ce métier ? Suis-je le problème ?”

Voici venu "l'heure des doutes", pour reprendre une expression du sociologue et spécialiste des médias Jean-Marie Charon. (Image créée par l'IA)Voici venu "l'heure des doutes", pour reprendre une expression du sociologue et spécialiste des médias Jean-Marie Charon. (Image créée par l'IA)

En public, vous montrez le visage satisfait d’un·e jeune cadre dynamique qui bosse pour une marque médiatique connue. Ça épate les amis. Ça rend fier la famille. "C’est stylé." En privé, vous vous demandez bien pourquoi vous continuez à vous lever le matin pour un boulot chaque jour plus insensé. C’est l’heure du doute[4] : partir ou rester ?

Silence et peur

Ces doutes, vous les cachez à votre employeur. Vous admettez jouer un « personnage ». Sourire épinglé jusqu’aux oreilles, vous remerciez chaleureusement votre chef de vous avoir offert l’opportunité de travailler jours et nuits pour terminer en burnout cloué à votre lit. Polis, vous remerciez le supérieur qui vous a fait vivre un enfer à coup de textos passifs-agressifs et d’appels impromptus sur votre mal nommé temps de repos.

Bien élevé, vous serez les dents face aux remarques sexistes, racistes ou homophobes de collègues en espérant que l’on vous propose un CDI à la fin de votre calvaire. Obéissant, vous ne critiquez pas les décisions éditoriales sur vos reportages. Discipliné, vous prenez vos antidépresseurs avant d’arriver au travail, inquiet à l’idée de terminer enfermé dans les toilettes de la rédaction en pleine crise d’angoisse. Vous exprimez très peu vos doutes. Parce que quiconque s’est déjà aventuré à les dire s’est trop souvent heurté à une réponse tautologique : « C’est comme ça ». Sous-texte : sois jeune journaliste et tais-toi[5].

« C’est comme ça. »

Les fautes déontologiques ? "Ça peut se produire… C’est comme ça." L’épuisement physique et moral en rédaction ? "Ça arrive à tout le monde… C’est comme ça." Le harcèlement moral d’un chef ? "C’est son tempérament… C’est comme ça." Les blagues discriminantes d’un collègue ? "C’est son humour… C’est comme ça." L’information vite faite, mal faite ? "Comment ça ?! C’est comme ça."

Théoriquement, ces c’est comme ça, vous le refusez. Dans la pratique, ces injonctions à ne pas remettre en question votre réalité, vous les acceptez. Tout vous conduit à dire oui quand vous voulez dire non. Sûrement parce que, dès l’école de journalisme, vous avez davantage appris à acquiescer qu’à refuser. Oui aux stages non-rémunérés. Oui au taf de communicant déguisé en journalisme. Oui à l’écrasante charge de travail en contrat d’apprentissage. Parce que c’est comme ça. Parce qu’il faut « se sacrifier » pour le métier, qu’ils disent.

Il y a des jours où vous rêver de remonter vos manches et d’exprimer votre ras-le-bol aux RH ou à vos chefs. Mais vous êtes muets. Car vous avez peur.

C’est la première chose que vous m’avez raconté : « Si je te parle à visage découvert, j’ai peur de… » Peur de vous faire blacklister de France Télévisions après avoir raconté votre épuisement professionnel à cause de la pression de la télé publique. Peur d’être mis sur le banc de touche pour avoir décrit l’enfer du système Radio-France. Peur d’être mal vu dans le microcosme médiatique pour avoir témoigné de votre souffrance au travail chez Brut ou au studio de podcasts Louie Media (parce que les nouveaux médias numériques ne sont pas épargnés). Peur d’avoir des ennuis à rapporter le comportement sexiste d’un journaliste radio connu, l’ambiance misogyne de la rédaction en chef d’un quotidien régional ou le management brutal d’un média social. Peur de ne pas être compris. Peur des conséquences de votre parole. Peur de plus difficilement trouver un emploi. Peur de ne plus pouvoir payer votre loyer ou remplir votre frigo. Peur de galérer. Pour toutes ces raisons, vous vous taisez. Pour combien de temps encore ?

Renverser les doutes

Pourtant, il y a bien une chose à laquelle vous ne doutez pas : c’est l’idéal de ce métier. L’utopie journalistique, et les valeurs qu’elle chavire : l’honnêteté, l’écoute, l’attention, la réflexion, l’empathie, la justesse, l’exactitude, la recherche de la vérité… À ces mots, soudain, vos voix reprennent de leur panache. Vous parlez avec convictions ! C’est ce pourquoi vous voulez faire cette profession. Quitte à la faire autrement. Quitte à la faire ailleurs. Quitte ne pas la faire toute votre vie. Ne faut-il pas partir de cette certitude pour renverser les doutes ? N’est-il pas venu le temps de faire douter, à votre tour ?

On vous a demandé de vous adapter à la réalité médiatique en étant des petits soldats du journalisme[6]. Au tour des médias et de leurs dirigeants de s’adapter à vos exigences : vos horaires de travail, votre vie privée, votre santé mentale, vos valeurs, votre conception du journalisme. Et vous leur répondrez : c’est comme ça.

A leur tour de s’adapter à votre revendication d’un journalisme qui soit à la hauteur des enjeux de notre siècle. On vous reproche d’en faire trop sur l’écologie ? N’écoutez pas et poursuivez. On vous reproche votre engagement ? Ne perdez pas votre temps avec ceux qui font semblant de ne pas comprendre la nuance avec le militantisme. On vous invite en école de journalisme à faire du publi-reportage ? Répondez que vous respectez les chartes de déontologie journalistique, et que vous ne voulez pas corrompre le citoyen en lui faisant passer de la publicité pour de l’information. On vous demande d’arrêter de rêver pour avoir l’outrecuidance de vouloir pratiquer un autre journalisme que celui des chaînes d’info ? Ignorez le reproche et gardez vos rêves. On vous demande d’être réaliste ? Faites-leur comprendre que la réalité que vous vivez, vous la refusez.

J’ai une inquiétude. C’est celle que cette porte claquée soit une désertion.

Encore timide, je sens chez vous un non émerger. De plus en plus, vous osez tourner le dos à des médias qui ne vous respectent pas, à l’instar de Radio-France et France Télévisions, connus pour leur précarité institutionnalisée. Vos chefs sont abasourdis d’apprendre que vous refusez un énième CDD dans leur média public. Mais, vous, savez que votre place est désormais ailleurs. Quand vous ne doutez plus, vous claquez la porte.

Mais j’ai une inquiétude. C’est celle que cette porte claquée soit une désertion. Parce que la société que notre génération bâtit a besoin de journalistes pour mieux l’informer demain, bifurquons dans les médias plutôt que de quitter la profession. Selon les ressources de chacun, empruntons de nouveaux chemins. Essayons !

Ne nous sentons pas illégitimes dans cette entreprise. Ceux qui ne vivent pas notre situation, sont-ils plus légitimes de dire ce qui est bon pour nous ? De dire quelle société de l’information nous voulons demain ? L’avenir nous appartient, alors ne restons pas seuls. Ne sous-estimons pas la puissance d’un non collectif. Les jeunes médecins s’indignent et sortent dans la rue. Où sommes-nous ?

Ne craignons pas de défendre l’information.

Ne redoutons pas de défendre nos valeurs. L’indépendance des médias est menacée par des milliardaires, et nous regardons faire ? Une journaliste, Ariane Lavrilleux, est arrêtée en France pour avoir effectué son travail, et nous regardons faire ? L’extrême-droite impose ses débats dans le champ médiatique, et nous regardons faire ? Bien des médias ne sont pas à la hauteur de l’urgence climatique, et nous regardons faire ?

Notre génération nous regarde. Pour que cette grande désillusion ne se mue en grande désertion du journalisme, ne craignons pas de défendre l’information.


[1] Observatoire des métiers de la presse

[2] Jeunes journalistes, l’heure du doute, Jean-Marie Charon, Entremises éditions, 2023

[3] Terme conceptualisé par le sociologue François Heinderyckx (La malinformation, plaidoyer pour une refondation de l’information, François Heinderyckx, Editions Labor, 2003)

[4] Jeunes journalistes, l’heure du doute, Jean-Marie Charon, Entremises éditions, 2023

[5] Référence à Soit jeune et tais-toi, Salomé Saqué, Fayot, 2023

[6] Référence à Les petits soldats du journalisme, François Ruffin, Les Arènes, 2003


Le 30/11/23 à 18h46 : modification d’une donnée mal interprétée.

Vous avez aimé ?

📩 N’hésitez pas à transférer cette newsletter à des ami.e.s ou confrères.

✍️ Pour échanger ou me partager un mot sympa, ça se passe sur contact@hugocoignard.com

Hugo