Bifurqueurs de l'info

✍️ Infolettre mensuelle d'un jeune journaliste qui tente de participer à la bifurcation de l’info et des médias. Des témoignages et des réflexions sur le travail journalistique pour agir.

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Par Hugo Coignard
11 sept. · 3 mn à lire
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Les colères noires de la nouvelle directrice de France Info sur ses ex-collègues (et pourquoi ça me met en colère)

Comment peut-on promouvoir en 2024 à la tête d’une grande radio française une cadre qui maltraite moralement ses collègues ?

Agnès Vahramian, ex-journaliste de France 2 mise en cause dans une enquête de L’Informé - Montage - Images : Wikimedia Commons / France TV / L’Informé

Depuis hier matin, je suis en colère. Mais pour autant, je ne compte pas l’extérioriser en hurlant sur mes collègues de bureau qui n’ont rien à voir avec cette histoire. C’est pourquoi je vous écris. Vous allez comprendre...

Je vais vous raconter une histoire qui témoigne selon moi du fait que la santé mentale est un enjeu encore trop peu considérée au travail, et a fortiori dans le monde des médias.

Le site d’investigation L’Informé vient de publier ce lundi une enquête sur le “lourd CV” d’Agnès Vahramian, une journaliste, ex-rédactrice en chef du journal de 20 heures de France 2 [offre gratuite les 15 premiers jours pour lire l’article]. D’ex-collègues ayant croisé son chemin racontent avoir travaillé auprès d’elle dans un « climat de terreur ».

Portrait d’une journaliste « toxique »

Pour tout dire, j’avais déjà entendu parler de cette journaliste “compliquée” dans sa manière de manager ses collègues. Mais c’était là un doux euphémisme… En vérité, comme l’indique L’Informé, nous ne sommes pas loin du harcèlement moral.

« Un jour, suite à un malentendu, [Agnès Vahramian] a commencé à m’incendier en disant que j’étais un moins que rien et que je n’allais jamais aller nulle part », a témoigné un stagiaire au média d’enquête. « Une fois, elle s’est mise à quelques centimètres de mon visage et m’a hurlé dessus. Elle m’a menacé de me virer », a rapporté un ex-collaborateur au même journal.

Capture d’écran du site internet de L’Informé - Montage

De nombreux témoignages recueillis par L’Informé corroborent ce portrait d’une journaliste « toxique ». Sous sa chefferie, les pleurs et les malaises au travail étaient récurrents. C’en est allé jusqu’à un stress post-traumatique pour une ex-collègue. « Elle a provoqué de la souffrance dans les équipes », attestaient également auprès du quotidien Le Monde d’anciens confrères fin août.

Dans un enregistrement téléphonique que s’est procuré L’Informé, l’ex-reporter de France 2 avoue : « Quand je suis en colère, je suis très en colère. Donc si tu considères que ça ne te convient pas c’est comme ça. » Je te hurle dessus, et « c’est comme ça » ?

Ce qui me met hors de moi dans cette histoire, c’est d’apprendre que l’employeur de cette journaliste a déjà reçu plusieurs alertes (et ce dès 2017) ! Et pourtant, France Télévisions a osé répondre à L’Informé que le dossier auprès des RH est « vide ». Comment est-ce possible, alors même qu’une enquête interne a depuis été ouverte ? Mais le cas de cette journaliste ne doit pas occulter l’essentiel…

À France Télévisions, un problème nommé management

La vraie raison de ma colère, c’est que ces mots, ces témoignages, ces souffrances morales, je les ai déjà (trop) entendus de la bouche de jeunes (et moins jeunes) salariés de France Télé avec lesquels je me suis entretenu ces deux dernières années.

Il faut dire les choses : il existe un problème systémique de management chez les journalistes encadrants (rédacteurs en chef, chef de service, chef d’édition…) de France Télévisions.

Dans mes entretiens, quasiment tous les jeunes journalistes de l’audiovisuel public m’ont rapporté des coups de pressions, des humiliations, des colères noires et des situations qui pourraient, pour certaines, être qualifiées de harcèlement au travail de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Au point qu’une ex-journaliste m’a un jour confié ce surnom qu’elle donne à France Télé : la « maison des fous ».

Le groupe public doit-il dès lors monter des formations du type “améliorer sa communication verbale” ou “comment ne pas engueuler de jeunes stagiaires” pour changer les comportements des journalistes encadrants ? Cela ne ferait sans doute pas de mal, mais je pense que ce serait aussi prendre le problème à l’envers.

Organisation du travail défaillante… harceleurs en puissance

En prenant le temps de comprendre comment ces salariés en viennent à maltraiter moralement leurs confrères, j’ai compris qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une organisation du travail éreintante, où faire des semaines de 50 heures est la norme. C’est simple, vous bossez à France Télévisions : au mieux, vous avez les traits tirés, au pire, vous êtes en burnout.

Pourtant, bien souvent, ces journalistes encadrants ne se plaignent pas de leur rythme de travail intense (contrairement à leurs collègues de ma génération - à raison). Parce que pour eux, ça a toujours été comme ça. Ils s’y sont accoutumés (et non pas sans difficultés).

Je me souviens d’une rencontre avec un rédacteur en chef de France Télévisions. À peine attablé, il prenait son médicament avec son café. La faute, disait-il, aux « insomnies ». Et au travail ? Je ne suis pas médecin, mais je lui aurais bien imposé un arrêt tellement il me semblait physiquement au bout du rouleau. Trente minutes plus tard, il était déjà reparti dans sa rédaction.

Comment cet homme fatigué manage-t-il ses jeunes collègues ? En leur mettant la pression, en les faisant pleurer. Ils me l'ont dit. Faites le test vous-même : stressé et épuisé, vous avez tendance à être moins agréable envers vos proches, vous perdez patience plus rapidement, vous troquez le présent de l’indicatif pour l’impératif. À France Télé, on m’a témoigné de la même chose, multiplié par un facteur puissance dix.

« Je n’ai jamais entendu ça en 35 ans de carrière. »

Lorsque j’avais confronté ce chef aux témoignages de ses collègues, il était tombé de sa chaise. Le regard hagard, il ne paraissait pas comprendre. Lui, harceler moralement des collègues ? « On ne m’a jamais dit ça », m’avait-il glissé après un long silence. Comme Agnès Vahramian auprès de L’informé, qui a affirmé être « secouée » en apprenant ce qui lui est reproché : « je n’ai jamais entendu ça en 35 ans de carrière ».

Peut-être disent-ils vrai. N’avaient-ils jusqu’alors pas réalisé ce qu’ils faisaient subir à leurs subalternes ? Ou alors, sont-ils dans le déni ? Ou, plutôt, dans une incapacité à comprendre qu’une organisation du travail défaillante aient pu faire d’eux des harceleurs en puissance ?

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